NOEMIE : Ruth, imagine que tu t’appelles Héloïse. Imagine que tu es elle…
RUTH : Elle ?
NOEMIE : Elle, l’unique ! Celle à qui je suis destinée ! Elle… la danseuse pas bavarde, l’aimante, la grande brune joyeuse et muette dans la douceur de la ville, au matin… Le cri des mouettes en bas vers le port... Tu vis à Marseille, sur la colline aux pins parasol, une vieille maison en haut d’une rue, une grille rouillée, des murs au crépi qui s’effrite. Dans le jardin, des dizaines de chats ont élu domicile, la nuit, le jour, entre le figuier et les lavandes. Des chats de toutes les couleurs. Un vague chemin d’herbes folles mène à la maison. Quelques marches, tu pousses la porte et tu entres : il n’y a aucun meuble, juste un appareil à musique, et tout cet espace pour danser, et Héloïse, chaque matin, sur ce parquet ciré, qui fait ses étirements, ses échauffements, sa barre au sol et ses mouvements, elle prend l’espace, elle réinvente le temps, elle recrée le monde par son corps, et chaque jour est comme le premier jour, et… Tu imagines qu’elle entend, là, le petit crissement de la boîte aux lettres demain matin à la grille du jardin, qu’elle descend les quelques marches du perron, traverse son jardin en souriant à un lézard qui prend le premier soleil du matin sur la pierre aux romarins, et la voilà qui caresse un ou deux chats venus se frotter contre sa jambe, la voilà qui ouvre la boîte, me prend, elle reconnaît son écriture à lui, elle sourit, elle ne fait même pas attention aux autres lettres, elle me porte un moment à ses lèvre, me respire, elle retraverse le jardin dans l’autre sens en me décachetant, elle commence à me lire, et là…
RUTH : Arrête d’imaginer du n’importe quoi.
NOEMIE : Mais c’est comme ça que ça va se passer. Ça fait trois ou quatre jours qu’elle est venue vérifier dans la boîte s’il y avait une lettre de lui, trois ou quatre jours qu’elle espère, oh… trois fois rien, une phrase, un mot, même une enveloppe vide, ça lui ferait plaisir, mais juste un petit signe, un petit signe qu’elle existe pour lui autant qu’il existe pour elle… Après cette dispute idiote de la semaine dernière, elle a une légère crainte qu’il en fasse une montagne, en tire des conclusions, c’est juste une petite appréhension, bien sûr, presque rien, mais qui suffit pourtant à ternir…
RUTH (la coupe :) Arrête d’imaginer.
NOEMIE : Je peux pas m’arrêter d’imaginer. Autant demander à un verger d’arrêter de donner des fruits / aux bergers d’arrêter de rêver sous la lune. Le papier, ça imagine. Ça sert à imaginer. Si tu veux pas imaginer, reconvertis-toi dans le SMS, le texto, l’internet ou ce que tu veux. Mais le papier, ça imagine. Ca imagine parce que ça se caresse comme une peau. La peau, ça imagine de partout. C’est l’organe de l’imagination, la peau ; tu savais pas ça ?
RUTH : Viens. On y va. Tu te montes le bourrichon.
NOEMIE : Je peux pas faire ça à Héloïse.
RUTH : C’est la vie.
NOEMIE : Ruth ?
RUTH : Oui ?
NOEMIE : Qu’est-ce que tu as dit ?
RUTH : J’ai dit : « C’est la vie ».
NOEMIE : Qu’est-ce que tu en sais ? Je croirais l’entendre, lui. Disait toujours ça : « C’est la vie ».
RUTH : Nathan ?
NOEMIE : Nathan, oui. « C’est la vie ». Avec elle, avec les autres. Dès qu’il fallait dégager sa responsabilité. Lâcheté, lâcheté de dire ça. C’est pas vrai, c’est pas la vie, Ruth. C’est la vie si on veut que ce soit la vie. Mais la vie, elle est ce qu’on en fait. On peut changer le cours de choses
RUTH : Comment ?
NOEMIE (un temps. Grave :) Je vais pas aller à Marseille.
RUTH : Fais pas ça, Noémie.
NOEMIE : Je vais pas reprendre le train. Je vais pas remonter dans le wagon postal. Je vais pas me refaire le sac de jute.
RUTH : Tais-toi. C’est interdit.
NOEMIE : C’est décidé.
RUTH : On te retrouvera toujours. Dans la nature, sur un trottoir, dans le caniveau, dans une corbeille, sur un coin de table ; n’importe qui te retrouvera et te glissera dans une boîte aux lettres, les gens sont comme ça, une lettre, ça se poste, un geste universel, et tu finiras toujours par arriver à Marseille, chez ta danseuse silencieuse, dans la maison au crépi qui s’effrite !
VOIX HAUT-PARLEUR : Voie numéro deux, le train 3245 en provenance de Paris et à destination de Marseille et Vintimille va partir. Attention à la fermeture automatique des portières, attention au départ.
Sifflet, signaux, portières, bruit du train qui s’en va.