Shakespeare a trente ans quand il écrit Roméo et Juliette. Jusqu’alors, on le connaît pour ses poèmes et ses pièces historiques : d’un côté l’amour et la beauté, de l’autre l’épopée et l’opacité de la substance humaine. Roméo et Juliette rapproche ces deux pôles de manière fulgurante, célébrant ainsi la vie au cœur même du drame.
De quoi est-il question ? D’amour. Amours jeunes et vieilles haines, on connaît la chanson. Un contexte familial sans issue, un destin sans pitié, un héros tenté de préférer le rêve à la réalité… Entre le verbe et la chair se joue une danse endiablée, guerre fiévreuse des noms et des corps : un couple d’adolescents cherche sa trajectoire de liberté. Roméo et Juliette, c’est à la fois un drame métaphysique, un pamphlet sociétal et un pur objet poétique.
Sur scène, quatre comédiens marionnettistes : deux femmes, deux hommes, ils pourront tout jouer, de Roméo à Frère Laurent, de Mercutio à Juliette, de la nourrice aux parents. Pour se dire leurs quatre vérités, pour interroger ce mystère d’une jeunesse qui peine à réaliser ses désirs, ils s’aideront du texte de Shakespeare, chercheront eux aussi un parcours collectif de liberté entre corps d’acteurs et mains de marionnettistes.
Dramaturgie :
Deux trajectoires que Shakespeare fait se rencontrer. C’est sur ces questions de trajectoires, de maîtrise ou non du temps et de l’espace, sur ces questions de présence, d’absence (de Roméo, de Juliette et des autres), de décentrement, de recadrage, que nous avons travaillé. Les quatre comédiens se sont partagé les rôles. Il cherchent leurs trajectoires de liberté entre théâtre d’acteur et théâtre de marionnettes. Ils nomment les choses, font comme Juliette, ne doutent de rien, s’emparent des signes, manipulent des personnages à gaine chinoise, ou bien exigent d’exister par eux-mêmes, interrogent leur propre présence – au sens théâtral du terme – sur le plateau, s’égarent peut-être, de (dans ?) l’acte théâtral, comme Roméo : vérité des corps ou vérité des noms ? demande Shakespeare dans cette pièce. Comment le sens se fait-il au théâtre, entre incarnation, distanciation, manipulation.. ? s’interrogent à leur tour les comédiens. Le théâtre est-il une partition de signes – la marionnette – ou au contraire une matrice où nous rencontre et nous féconde une parole transcendante ? Sémiotique ou phénoménologique, le théâtre ? Oxymore à traverser.
La traduction :
Si j’ai choisi la traduction d’Yves Bonnefoy pour le Roméo et Juliette de Shakespeare, c’est pour plusieurs raisons :
- Je voulais une parole poétique. J’apprécie particulièrement Yves Bonnefoy comme poète, il m’accompagne depuis quelques années. Pour ce qui est de sa traduction, je dois dire que, de toutes celles que j’ai pu lire, elle est celle qui me semble la plus fidèle à Shakespeare dans ses ouvertures polysémiques, dans ses oxymores, dans sa musicalité, dans son mélange de simplicité et de complexité. Elle me parle d’adolescence, car elle est pure et trouble à la fois et réunit la maîtrise de l’adulte et la nouveauté de l’enfance.
- Et puis Bonnefoy est un poète comme Shakespeare l’était, c’est-à-dire organique. C’est important pour le théâtre. Bonnefoy nous emmène loin de la littérature et du livre : il prend en compte le corps de l’acteur dans sa respiration. Il nous entraîne dans un entre-deux qui récapitule le verbe et la chair : la musique pure, intemporelle de la poésie d’une part, et le corps d’autre part (avec ses pulsions, ses exhortations, ses exigences), - récapitulation qui me semble être au cœur des enjeux de la pièce (vérité des noms ou vérité des corps ?)
- Enfin, je voulais une traduction qui ne soit pas tant axée autour des problèmes de rivalité familiale, mais qui comprenne le « méchant grain de plomb dans le cœur », pour reprendre la formule de Claudel, présent chez Roméo le nocturne. La traduction, mais peut-être plus encore la préface de Bonnefoy dans l’édition de Gallimard, rejoint en plein mes préoccupations dramaturgiques et les pistes que je souhaitais suivre, particulièrement quant au « mystère Roméo » : oui, si la pièce est épique, elle est peut-être plus encore métaphysique en ce qu’elle nous confronte à l’opacité du cœur humain. C’est Bonnefoy, je crois, qui a le mieux compris cela.
Laurent CONTAMIN, metteur en scène