Laurent Contamin
auteur, metteur en scène, comédien
Centre des Ecritures Dramatiques de Wallonie-Bruxelles
résidence d'un mois au domaine de Mariemont

Le CED-WB m'a invité à venir passer le mois de septembre 2009 dans leur résidence de Mariemont. Au programme : écriture de Lisolo, publications d'Une petite Orestie et de Noces de Papier (Lansman), découverte de la région du Centre, premiers pas dans la réalisation d'une fiction radio avec Pascale Tison de la RTBF (La Goule aux Fées), premières lignes de mes textes sur le Chocolat pour le Luxembourg et premières interventions à l'Ecole Nationale Supérieure des Arts Visuels de La Cambre (Bruxelles). 


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Texte écrit en remerciement au Musée de Mariemont pour son accueil aussi discret que chaleureux :

La reine, le renard et la ruine 

« Survient l’impensable ».

C’est une phrase glanée dans le catalogue du musée de Mariemont : « Survient l’impensable ». Il s’agit, dans le catalogue, de l’incendie de 1960 qui détruisit la quasi-totalité du bâtiment. C’est ainsi qu’est mentionné dans le livret l’événement de l’incendie : « Survient l’impensable ». C’est une phrase qui m’a marqué, qui m’a nourri en même temps qu’elle résonnait en moi, chaque jour de ma résidence ici.

Une phrase aussi forte et mystérieuse qu’elle est courte, ramassée en un minimum de mots.

Survient l‘impensable.

 

Tel fut (impensable) – et tel survint, un renard qu’il me sembla apercevoir, au crépuscule, une fois les grilles du parc fermées (ainsi qu’elles le sont, chaque soir, à 18 heures), forme fauve plus grosse qu’un chien, plus svelte qu’un loup – ombre fugitive entre deux rameaux de tilleul, au détour d’une futaie – et il avait, des troncs avoisinants, la couleur un peu grise.

Je ne croisai pas son regard – sa tête tournée, qui me montrait sa nuque, s’inquiétait d’autre chose, vers le bosquet, là-bas – bruit suspect, proie supposée, congénère…

Cela dura peut-être une ou deux secondes, guère plus. Il allait prestement et sans bruit, glissant dans l’herbe, la survolant, peut-être, ne faisant bruire aucune des feuilles mortes qui commençaient à tapisser le sol – et ce sont cette vitesse et ce silence conjoints, cette fulgurance presque irréelle, qui me font me demander, aujourd’hui encore, si c’était bien un renard, ce qu’alors j’ai cru voir, à supposer que j’aie bien vu quelque chose. Une vision, peut-être, ou un rêve, survenu aux dernières heures du jour, tandis que le soleil abandonnait le parc à la nuit de septembre, rougissant d’un dernier rai les frondaisons…

Impensable survenu également à la vue de la reine Cléopâtre, dans le nouveau bâtiment, à ses deux yeux de pierre qui échappent à l’Egypte, à l’espace… Regard de la statue au profil mutilé qui nous emmène au-delà du musée, très loin de Wallonie, d’Europe, et même, sans doute, du monde visible. Regard qui nous saisit de son dessaisissement, qui nous descelle, nous dé-prend de notre appartenance au logis, à l’hectare, à tout ce qui nous clôt – au territoire. Elle nous parle d’outre-lieu, et c’est vers son autre monde qu’elle voudrait nous emmener, si seulement nous laissions cet impensable survenir, ici et maintenant… (Mais ces deux mots, l’ici et le maintenant, ont-ils encore un sens ?)

Impensables enfin – et j’en aurai fini – ces ruines croisées au tournant d’un fossé, d’une pelouse, façade de mur rongé, là, entre ces deux bosquets, embrasure de fenêtre, pignon, tourelle sous le lierre, toits ajourés, chiens-assis à jamais effondrés, ardoises jonchant le sol, briques mangées de salpêtre, Angkor occidental, décrépitude des constructions humaines, à jamais abandonnées au temps, maintenant, consentant comme on consent à la mort. Présence surprenante irradiant de ces vestiges : quelque chose de spectral semble là qui nous parle, nous nargue, attend notre venue depuis la contre-allée : un autre rapport au réel est possible, et nul doute que la ruine vit, dans un temps parallèle, une vie qui lui est propre, existence à claire-voie où nous n’avons nulle part.

 

La reine, le renard et la ruine… Chacun à sa manière m’aura dit cela : qu’il est bon de savoir que peut survenir l’impensable. Que les choses parfois peuvent nous échapper, et que c’est aussi cela (le libre cours à ces échappées d’impensable), l’acte d’écrire. On n’écrit pas ce qu’on pense, contrairement à ce qu’on pourrait croire : on écrit précisément ce qu’on ne pense pas, ce qui échappe, impensé, impensable, au-delà, à côté…

 

J’ai tenté de saisir, dans ce que j’écrivais, l’insaisissable, de penser l’impensable, de laisser survenir ce qui voulait surgir sans que je l’aie pensé, formalisé, conceptualisé. Echapper aux stratégies de l’écriture, éviter les trucs, ne pas faire le malin, ne pas écrire ce que je savais, ne pas faire ce que je savais faire, ne pas reproduire, ne pas maîtriser, ne pas fabriquer, mais favoriser au contraire ce qui surgit des trous de la pensée, ce qui échappe à l’outil, l’inconnu…  Faire la part belle à ces échappées belles. « Survient l’impensable ». J’ai inclus ces deux mots dans le texte que j’ai écrit ici (Lisolo). Une trace, en même temps qu’un hommage, inséré dans mon texte, de ce mois de septembre à Mariemont.

Pour cet impensable survenu, je voudrais remercier. Merci à tous ceux à qui je dois cette chance. Le CED-WB bien sûr, le Musée et le Parc de Mariemont – et peut-être, aussi, la reine, le renard et la ruine.

Laurent Contamin